Matrimandir, Jour-Anniversaire d'Auroville

 

C’est presque une histoire de science-fiction, celui d’une ville de l’avenir qui annoncerait des matins plus radieux. Mais Auroville existe bel et bien. C’est une cité cosmopolite de 2200  habitants et 45 nationalités, située dans le Tamil Nadu au sud de l’Inde, entre Chennai et Pondichéry, un ancien comptoir français.

Et son histoire ressemble véritablement… à une saga futuriste.

Née en 1968 du rêve de Mirra Alfassa, appelée Mère, femme exceptionnelle devenue la compagne spirituelle de Sri Aurobindo, le grand sage indien qui travailla à l’évolution humaine , Auroville a surgi sur 25 hectares de désert, bâtie par l’énergie et la foi d’une bande d’allumés de tous pays, moitié beatniks, moitié quêteurs de sens et de transcendance… et appelés inexorablement vers ce petit coin de terre où semblait s’inventer non seulement une autre manière collective de vivre et d’être, mais où tentait de s’incarner une autre vision de l’Homme et de son futur. À quoi donc ressemble Auroville quarante ans, et deux générations plus tard ?

Quand, à huit kilomètres au nord de Pondichéry, on quitte la route principale pour obliquer sur un chemin crevassé par les moussons bordé d’un panneau délavé indiquant « Auroville », qui croirait que nous entrons dans une cité internationale parrainée par l’Unesco, et en voie d’être reconnue patrimoine mondial de l’humanité ? Sobriété des maisons en bambou et toits de palmes, briques en terre, pierres ou béton, très peu de voitures, ballet des vélos, motos et mobylettes, visages des cinq continents, silhouettes libres et regards directs, avec parfois dreadlocks et effluves de musc, comme de vagues relents des années hippies. Mais à ce parfum, se mêle celui de l’humus et d’une forêt de plus en plus dense, exceptionnelle pour la région, que nous traversons jusqu’au « nombril » de la Cité, son coeur et sa pulsation : le Matrimandir, œuf d’or surélevé sur des pétales de pierres roses, centre de méditation et œuvre collective des Auroviliens, qu’ils ont achevé en 2008… au bout de quarante ans de travaux herculéens ! Tout aussi titanesque a été le défi de planter deux millions d’arbres, et de transformer un carré de désert dur comme la pierre, non seulement en terre habitable et cultivable, mais en une oasis de verdure et de fraîcheur.

Ce sont ces deux défis qui m’ont ramenée à Auroville, où je viens depuis quinze ans. Cette fois-ci non pas pour une simple visite, mais pour tourner un film sur le lien entre écologie et spiritualité. Car si l’appel spirituel a souvent été le déclencheur de cette aventure radicale, il n’était pas question de le vivre retiré du monde ou dans un ashram, mais bien incarné dans un travail concret et la vie quotidienne de la communauté, qu’il s’agisse d’éduquer, de soigner, de bâtir, de reboiser ou de cultiver, tout en s’efforçant d’appliquer les principes révolutionnaires de la Charte de Mère (voir encadré).

C’est ainsi qu’ont surgi plusieurs écoles, sans examen ni diplôme à la clef, car le but est de développer le potentiel et fortifier l’âme de chaque enfant, en encourageant sa créativité et sa liberté d’être. Deux coopératives d’achat se sont créées, « Pour tous », dont la plus récente permet, pour un forfait mensuel, de se servir à volonté dans les rayons, en écoutant ses « besoins vitaux », plutôt que ses désirs, par essence insatiables. Les entreprises d’Auroville (artisanat, textile, papier recyclé, livres, encens), en pleine expansion grâce au tourisme, reversent au moins un tiers de leurs bénéfices à la communauté, qui alloue une « maintenance » mensuelle de 100 euros (6000 roupies) à tous ceux qui travaillent dans les services de la ville. Une cantine collective, « Solar kitchen », permet de se restaurer midi et soir pour moins d’un euro. La création du Centre de développement scientifique (CSR) a permis aussi de regrouper toutes les innovations favorisant le développement durable, comme les vélos électriques, le biogaz, les briques en terre crue et les foyers à four amélioré, etc.

Quant à moi, c’est justement à travers cette écologie, à la fois de terrain ET spirituelle, que j’ai découvert, au fil du film, qui étaient les Auroviliens, et que je me suis approchée un peu plus de l’âme de cette cité-babel si créative, qui se révèle être un véritable laboratoire pour notre monde de demain.

Au bout d’un chemin de terre chaotique, se dressent les bâtiments d’Aquadyn, entreprise de fabrication de fontaines d’« eau vivante » distribuée dans toute la ville. C’est un Français, Bhagwandas, pionnier de la première heure, qui en 2000 a lancé ce projet.

« L’eau est devenue un problème vital pour la planète et l’humanité. Il s’agit en priorité de la purifier de tous ces polluants physiques, bactériologiques et chimiques, mais aussi de lui restituer ses caractéristiques d’eau vivante, donc « biocompatible », facteur essentiel au bon fonctionnement de notre corps. Pour cela, je me suis inspiré de la technique de Marcel Violet, qui, grâce à une antenne reliée à un condensateur à cire d’abeille, capte les ondes cosmiques de haute fréquence à l’origine de l’apparition de la vie, et les retransmet à l’eau au préalable dépolluée. Ensuite, à l’aide d’électrodes de cuivre, zinc, argent, or… on peut recharger cette même eau en oligoéléments vitaux pour le système immunitaire, et via des ondes musicales spécialement choisies, transmises à l’eau par des rayons lumineux, on peut ajouter encore d’autres fréquences bénéfiques pour le corps…et l’âme bien sûr ! ».

Silhouette longiligne de jeune homme, sourire charmeur dans un visage de soixantenaire plein d’allant, Bhagwandas se glisse léger au milieu des fontaines en plexiglas bleu minutieusement assemblées par son équipe tamoule

« Tous les Auroviliens peuvent venir remplir leurs jerricans d’eau Aquadyn aux robinets installés le long de nos murs, elle leur est offerte gratuitement. Mais nous la distribuons aussi dans un grand nombre de  villages tamouls, et avons installé de nombreux centres de diffusion, gérés par des femmes, lors du Tsunami de décembre 2004, où les risques d’épidémies transmises par l’eau étaient énormes. Depuis, les maladies infectieuses et intestinales ont diminué drastiquement ».

Bhagwandas a saisi une petite boîte noire à clignotant lumineux, dont il dirige le faisceau face à l’eau d’une fontaine. Soudain la cinquième symphonie de Bethoven retentit : « C’était une des musiques préférées de Mère. J’ai eu la chance de la rencontrer plusieurs fois entre 1969 et 1973. Tout en elle était accueil et compassion. Son regard vous traversait, connaissait votre chemin de vie, elle lisait l’âme de chacun jusqu’au tréfonds… Mensonges, compromis, petits secrets, tout volait en éclats. On se retrouvait tout nu, démasqué, et pourtant totalement aimé. »

Je quitte le royaume de l’eau et de son magicien bienveillant, pour filer vers la forêt enchantée de Joss l’Australien. Pichandikulam, au cœur d’Auroville, n’est même pas fléché, à peine le repère-t-on sur la carte, c’est ainsi que Joss protège son territoire. Initié dans les forêts originelles de Tasmanie, son île natale, il n’a de cesse, dès son arrivée à Auroville dans les années 1970, de recréer avec ses amis tamouls les forêts sèches à feuilles persistantes de cette côte du Tamil Nadu, disparues depuis trois cents ans en raison du commerce du bois et du pastoralisme. Regard bleu profond dans un visage anguleux, Joss m’attend dans un superbe dôme en terre, salle de réunion de sa communauté. Tout autour, une équipe mixte de Tamouls et de stagiaires européens finit de mettre en pot toutes sortes d’arbrisseaux pour les pépinières. Les murs de l’espace ovale sont tapissés de cartes de la bio-région, où sont mis en relief tous les villages tamouls, ruraux et côtiers, dans lesquels intervient régulièrement l’équipe : éducation à l’environnement dans les écoles, reboisement, distribution de semences, collecte, valorisation et commercialisation des savoirs des femmes sur les plantes médicinales et l’artisanat… Les innovations et savoir-faire d’Auroville, son approche réaliste et globale de l’écologie et du développement durable,  après avoir profité d’abord à la cité, rayonnent maintenant dans tout le Sud de l’Inde et au-delà.

Mais ce qui mobilise Joss depuis trois ans, c’est la transformation de la plus grande décharge de Chennai en parc naturel paysager. Il faut le voir, minuscule, diriger des grues et tracteurs géants qui ont déplacé des tonnes d’immondices, puis des tonnes de terre, creusé un chenal pour relier un lac à une rivière, et la rivière à la mer, « fabriqué » des collines, des vallons, et donné naissance à un parc harmonieux où reviennent poissons dans les étangs, hérons dans les mares, insectes et papillons dans les bosquets en fleurs. Travaux herculéens, « à l’aurovilienne », une fois encore. Mais quelle énergie l’anime, le fait aller toujours de l’avant, comme aux premiers jours?

« C’est Mère qui a dessiné les premières pépinières, nous a montré l’importance des semences, donné accès à l’essence des fleurs. Et, alors que cette terre n’était encore qu’un désert, elle nous a montré que tout existait déjà dans les énergies subtiles, et qu’il suffisait de vouloir intensément que cette cité advienne, pour qu’elle s’incarne dans la matière. Et c’est pour cette raison qu’Auroville existe aujourd’hui. »

 

Mais où se cache donc la relève de ces pionniers encore si vaillants ?

Sadhana Forest, expérience de restauration des nappes phréatiques et de reforestation, attire depuis sept ans, du monde entier, de jeunes stagiaires habités par l’urgence de « sauver la Planète ». Aviram, l’Israëlien à la tête du projet, a tout comme Joss une vision globale de sa mission : « On a commencé par planter des arbres, on s’aperçoit aujourd’hui qu’on a fait pousser des êtres humains. Et ce que l’on fait doit se répandre en dehors d’Auroville. Nous replantons arbres et semences sur les décombres d’Haïti, c’est urgent, puis nous irons au Maroc et au Sénégal ».

Nous sommes vendredi soir, jour de projection de films dans la grande hutte ovale de Sadhana, toujours suivie de concerts improvisés de djumbe, très prisés des jeunes d’Auroville et des stagiaires. J’y retrouve Milène, une jeune biologiste de 25 ans, venue du sud de la France pour  faire un stage de dix mois à Aquadyn. Comment est-elle arrivée à Auroville, et qu’en pense-t-elle au bout de huit mois de séjour ?

« La recherche sur l’eau a été ma motivation première, mais surtout j’allais enfin vivre, expérimenter le cocktail qui depuis toujours me faisait vibrer : la recherche sur l’eau, plus  toute la culture mythique de cette Inde mystique, la vie en communauté, dont la base principale se trouvait être spiritualité, écologie, solidarité, convivialité… ou tout du moins l’idée que je m’en faisais ! Car j’ai bien mis quatre mois avant de commencer à dire du bien d’Auroville. Quatre mois durant lesquels je me suis gavée de connaissances scientifiques, de recherches atypiques, de concepts révolutionnaires qui fleurissent à foison ici. Quatre mois à  pénétrer le monde extraordinaire, mais aussi très ordinaire d’Auroville : colonialisme déguisé derrière des sous-emplois distribués à la population locale, une ville occidentalisée, une écologie pas toujours appliquée, une spiritualité pas toujours enracinée, avec en prime cette arrogance du  » nous on sait, on est supérieur. »

Et puis il y a eu une amitié avec une Aurovilienne. Cette amie m’a ouvert les portes d’Auroville, qui est devenu pour moi un lieu de rencontres magiques, d’apprentissage dans tous les domaines : recherche scientifique, organisation de la vie en communauté, agriculture, écologie, construction, thérapie, équitation… Bref, d’expérimentation de la vie sans aucune limite, mis à part celles qui se trouvaient dans ma tête ! Il y a deux mois, dans une petite maison dans la jungle visitée par quelques scorpions et serpents, j’ai plongé. C’était la mousson, jai plongé, et je m’y suis laissé aller, c’était le processus normal de la transformation : cette pensée spirituelle, qui était chez moi très présente au niveau intellectuel avant de partir de France, est devenue tangible, physique, palpable. Et c’est cela la toute puissance d’Auroville, celle de te mettre en contact avec les dimensions les plus profondes de ton être, et de peu à peu leur donner corps dans le quotidien bien ordinaire de ta vie. »

Pour aller + loin

À lire

  • Auroville. Petit résumé de l’histoire et de la philosophie d’Auroville.
  • Auroville Pratique. Mots clefs par ordre alphabétique.
  • The Auroville handbook, en anglais.

DVD

  • La Cité de l’Aube.
  • Auroville. Une Terre pour Demain (Satyaproductions@noos.fr).