"Les Génocides de l'Histoire" - Le Monde Diplomatique. Michèle Decoust

C’est la « génération volée » : des Aborigènes métis, arrachés à leur famille pour être élevés par des Blancs. Désormais, ils retrouvent leurs racines et leurs terres.

PAR MICHÈLE DECOUST (auteur d’Australie, les Pistes du Rêve. JC Lattès)

C’ÉTAIT LE 26 MAI 1998. Une centaine d’Aborigènes sont rassemblés devant le Parlement de Darwin, la capitale administrative du Territoire du Nord. C’est le jour du pardon, le National Sorry Day célébré dans toute l’Australie à la mémoire de la « génération volée ». Pendant plus d’un siècle et jusqu’à la fin des années 1960, sur ordre du gouvernement, des enfants aborigènes métissés de sang blanc ont été arrachés à leur mère et placés dans des orphelinats, des missions ou des familles d’accueil censés en faire de « bons petits Australiens ». « Keep Australia White », « L’Australie aux Blancs », est alors le mot d’ordre, et après le génocide dû aux premiers colons, ou le semi-esclavage pratiqué dans les réserves, ne reste, pour venir à but de ces « moins qu’humains » et leur faire oublier d’où ils viennent et qui ils sont, que l’assimilation forcée dès le berceau.

La conférence du Commonwealth sur la situation des Indigènes en 1937 était explicite : « Le futur des métis Aborigènes ne réside que dans leur absorption définitive… ». Elle réitéra ses positions en 1951 : « L’assimilation est le but. Jusqu’à ce que tous les Aborigènes vivent comme tout Australien blanc. ». Policiers et « protecteurs » ont l’autorisation de faire des raids dans les communautés et d’embarquer tous les enfants à peau claire. En désespoir de cause, les mères Aborigènes passent le visage de leurs petits au charbon de bois, ou les envoient se cacher dans le bush.
Les chief protectors nommés par chaque Etat deviennent les tuteurs officiels des enfants métis jusqu’à leurs dix-huit ans. Certains de leurs rapports sont éloquents : « Je n’hésite pas une seconde à séparer un enfant métis de sa mère. Passés les premiers chagrins, elles oublient très vite leur progéniture » (inspecteur James Iddell, 1905). « On protège les enfants de l’influence pernicieuse des campements aborigènes, où règne l’immoralité et se propagent les maladies infectieuses » (chief protector Cook, 1911)…

A Darwin, en ce printemps 1998, une procession s’organise. Chacun vient signer gravement le registre où sont consignés les noms des enfants kidnappés. Une vieille aborigène sanglote. On annonce au micro une minute de silence pour les morts de la génération volée. Puis on attend.  Tous les regards sont braqués vers la somptueuse porte d’entrée du Parlement. Mais aucun Blanc n’en sortira : qu’il soit députés ou ministres, ils ont déserté les lieux…A la tristesse succède la colère. « J’ai mal au ventre » explose Marjorie, belle femme au regard brûlant , métisse d’Afghan et d’Aborigène, arrachée à sa famille et à sa communauté de Philip Creek -en plein bush- avec quizne autres enfants âgés de un à cinq ans. Elle avait trois ans,  c’était en 1952, l’Australie était fière de sa jeune démocratie…

« Quand vont-ils s’apercevoir que nous sommes vraiment des êtres humains, comme eux, et que la pire souffrance que l’on puisse infliger à une mère, c’est de lui enlever son enfant ? ». Marjorie a retrouvé ses compagnes d’orphelinat. Elles ont organisé un grand pique-nique à deux pas de Dixon Home, où elles ont vécu jusqu’à l’adolescence. « Elles étaient ma seule famille. On nous avait raconté que nos mères nous avaient abandonnées, que nos parents étaient misérables et illettrés, incapables de prendre soin de nous…Nous n’avions pas conscience d’être aborigènes, nous ne réalisions même pas que nous n’étions pas blanches, que notre peau était colorée, ce sont des voisins qui me l’ont appris ! Au pensionnat, ils ont tout effacé de nos mémoires, quand je pensais à ma petite enfance, j’avais soudain un grand trou, je me sentais vidée… »

Ce n’est qu’au début des années 1990 que le drame de la génération volée fut porté au grand jour. Le gouvernement travailliste de M. Paul Keating lance alors une grande enquête au titre sans équivoque, « Bringing Them Home ». Elle démarre en 1994 par la Going Home Conference » qui réunit à Darwin six cents Aborigènes arrachés à leurs familles. En avril 1997, le rapport est rendu public : il reconnaît que, de 1885 à 1967, 30% à 50% des enfants aborigènes – soit entre 70 000 et 100 000 enfants- ont été arrachés à leur mère et placés en institution.

LES TÉMOIGNAGES sont accablants et bouleversent le pays. Link Up, association d’Aborigènes de la génération volée qui aide les siens à reconstruire leur arbre généalogique, à retrouver leur famille et leur communauté d’origine, conclut ainsi : « Nous pouvons maintenant rentrer chez nous, mais nous revivrons jamais notre enfance. Nous pouvons retrouver nos père et mère, nos frères et sœurs, nos tantes et oncles, mais nous ne revivrons jamais les vingt, trente, quarante ans que nous avons passés privés de leur amour et de leurs soins, et eux ne peuvent effacer l’horreur et le désespoir d’avoir été coupés de nous. Nous pouvons retrouver notre identité aborigène, mais cela n’effacera pas les blessures dans notre corps,notre cœur et notre âme, infligées par ceux qui se sont donné pour mission de nous éliminer en tant que peuple. »

Pourtant, malgré la force du réquisitoire, la principale requête des Aborigènes est la demande officielle d’un pardon qui réhabilite l’histoire de leur peuple, reconnaisse leur identité et restaure leur dignité. Mais en 1996, M. Paul Keating, trop en avance sur son pays (il prônait la République, et favorisait les liens avec l’Asie plutôt qu’avec l’Europe), laisse place à M. John Howard et à un cabinet très conservateur, qui s’appuie sur les couches rurales, des traditionalistes de tout poil, une middle class ronronnante.

Il n’est plus question de pardon, ni de nommer un tribunal spécial chargé des réparations. Quant aux sommes déjà allouées, deux tiers d’entre elles repartent dans les poches des bureaucrates et d’avocats blancs qui mènent des procès interminables et…infructueux. La demande de deux victimes de la génération volée a été rejetée (11 Août 2000) par la Cour fédérale. Le juge n’a pas jugé utile de tenir compte des soixante témoignages, des trois mille documents et de l’immense  traumatisme des deux plaignants : « Leur enlèvement n’allait pas à l’encontre des lois en vigueur à l’époque. »

Malgré les critiques réitérées de la Commission des droits de l’homme à l’ONU, M. John Howard – par la bouche de son ministre des Affaires Aborigènes- ose déclarer en avril 2000 : « Pas plus de 10% d’enfants aborigènes ont été séparés de manière forcée de leurs parents, et certains pour de bonnes raisons. Cela ne représente donc pas une génération, mais quelques dizaines de familles à traiter cas par cas. » Cette fois le déni est trop grossier, et une grande marche est autorisée le 27 mai, lendemain du Sorry Day, sur le pont de Sydney. En deux heures, une foule de 200 000 personnes, Noirs et Blancs marchant main dans la main, envahit le mythique Harbour Bridge. La stupéfaction est générale, personne n’espérait une telle mobilisation.

Cependant, malgré les injonctions des représentants et athlètes aborigènes qui le menacent d’utiliser les Jeux Olympiques pour faire valoir leurs droits aux yeux du monde entier, le gouvernement reste de marbre. En fait le vrai débat et les véritables ejeux se déroulent ailleurs. Ils longent aux racines de l’histoire de ce continent, ainsi que dans les zones d’ombre de la psyché australienne.

« Pour la majorité des Australiens, les Aborigènes ne sont toujours pas des êtres humains, mais une espèce de sous-race proche du règne animal…Nous sommes confrontés au racisme le plus viscéral, le plus primitif de la Planète ! Dès leur arrivée, les Blancs nous ont chassé au fusil comme de vulgaires lapins. Puis ils n’ont eu de cesse d’éradiquer notre culture, nos langues, notre peuple. Leur haine est si forte qu’aujourd’hui, bien que nous ne soyons plus que 300 000, nous sommes leur « sujet de prédilection » et leur épine dans le pied, comme si nous étions des millions ! ». Celle qui parle avec tant de véhémence est Marcia Langton, professeur d’anthropologie à l’université de Darwin, et longtemps porte-parole des Aborigènes auprès des Nations Unies. « On ne peut parler de réconciliation comme en Irlande, ou même de négociations comme en Afrique du Sud. Sur dix-neuf millions d’Australiens, un million au plus se sentent concernés par notre histoire et se posent des problèmes éthiques. »

L’HISTOIRE RÉCENTE de la colonisation pèse encore de tout son poids sur les rapports entre les deux communautés. Une histoire jalonnée de massacres, puis de regroupements hasardeux dans des réserves à des fins officielles d’intégration, en fait de génocide à petit feu. Pourtant, avec l’arrivée du travailliste Gough Whitlam en 1972, un espoir était né. Pur répondre à la reqête des Aborigènes réclamant la restitution de leurs territoires tribaux, il inaugure son mandat par la remise symbolique d’une poignée de terre rouge à l’un des dirigeants aborigènes. Dans un discours lapidaire – « nous tous, Australiens, sommes diminués lorsque nous refusons aux Aborigènes leur juste place dans cette nation » -, il officialise la restitution des terres, en fait un mouvement irréversible, redonne aux autochtones du Territoire du Nord jusqu’aux deux tiers de leurs terres. Localement, les Land Councils – conseils fonciers aborigènes- s’organisent. Ils gèrent les revendications territoriales de communautés, négocient avec les companies minières droits d’exploitation et royalties.

PENDANT LES ANNÉES 1980, les gouvernements successifs vont reconnaître les Aborigènes en tant que peuple ayant des valeurs et une culture spécifiques, et leur droit fondamental « à conserver leur identité raciale et leur mode de vie traditionnel, ou à adopter un mode de vie totalement ou partiellement européen. » Mais la véritable remise en question des fondements de la nation australienne va venir de la Haute Cour de justice en juin 1992 . Elle réécrit littéralement l’histoire en prononçant un arrêt retentissant, le Mabo Act, qui restitue à M. Eddie Mabo, un insulaire du détroit de Torres, le territoire de ses ancêtres. C’est la première fois qu’est reconnu le « Native Title », droit tribal de propriété. Our gagner so procès, M. Mabo a du prouver que les terres qu’il revendiquait avaient toujours été habitées par ses ancêtres.

Cet arrêt, confirmé par une loi fédérale et étendu à tout le pays (cela ne concerne que 10% des Aborigènes, mais des milliers de kilomètres carrés de terres), annule tout simplement deux siècles de jurisprudence britannique et de croyances bien ancrées dans l’inconscient australien. En effet, jusqu’en 1992, la doctrine officielle de l’Australie est celle de « Terra Nullius », « terre de personne ». En termes clairs, les Aborigènes n’étant pas des êtres humains, les nouveaux colons se sont appropriés les terres come s’ils étaient els premiers à avoir mis les pieds sur un continent…vierge !
Pourtant, malgré les avancées des vingt dernières années, les chiffres sont accablants. L’espérance de vie d’un Aborigène est inférieure de vingt ans à celle d’un Blanc, la mortalité infantile quatre fois supérieure, le taux de chômage trois fois plus élevé, le revenu moyen inférieur de moitié, le taux d’incarcération et de suicide cinq fois supérieur…Sans compter le lent suicide à l’alcool de tout un peuple, et de sa jeunesse au petrol sniffing (inhalation de vapeurs d’essence). C’est comme si, en dépit de toutes les mesures adoptées, l’intégration à la société blanche demeurait impossible.

« Ce sont deux cultures, deux civilisations trop différentes, aux valeurs presqu’opposées, qui ont eu à peine deux siècles pour se découvrir. Certaines tribus aborigènes d’Arnhem Land ou du Central Desert, comme les Pintubi, ont rencontré leur premier homme blanc il y a cinquante ans à peine. Ils sont passés en un instant de la préhistoire  et de létat de chasseur-cueilleur au XX eme siècle avec ses Toyotas et supermarchés. C’est aussi violent qu’une déflagration nucléaire », explique Mme Koula Roussos, gréco-australienne,  avocate des Aborigènes, spécialisée dans la génération volée.

«  Quand je me déplace dans leurs communautés, et que je les vois vivre dehors, délaissant les maisons construites pour eux, alors que le rêve ultime de l’australien blanc est d’acquérir un pavillon avec un jardinet, je me dis que le fossé est infranchissable. Moi même, en tant qu’avocate, j’ai un mal fou à leur faire comprendre ce qu’est notre loi, car même si la plupart ne vivent plus selon la loi tribale du « temps du rêve », ils sont encore imprégnés de ses valeurs, d’une notion différente de la justice. »

ET C’EST BIEN, EN TOILE DE FOND, ce qui se joue à tous le niveaux des négociations, comme si se reproduisait, à l’infini, le dialogue de sourds entre un monde blanc compétitif et matérialiste, tendu vers le progrès, le contrôle, la conquête, et un monde noir plus spirituel, où l’homme, relié à tout ce qui est vivant, a pour mission de célébrer la Terre et les héros du « temps du rêve » qui l’ont façonnée, en accomplissant tous les rituels permettant à la vie de se régénérer et de se perpétuer.

« Sur quoi repose en fait notre identité ?, s’interroge Wayne Barker, cinéaste et musicien à Broome, en Australie Occidentale. Un Aborigène reçoit en héritage une civilisation de quarante mille ans, mais il peut la faire évoluer avec lui. Avant, on perpétuait notre culture par transmission orale, maintenant nous utilisons la radio, la télévision, et les films. Même les initiations s’adaptent à la vie urbaine. Elles ne durent plus des mois, et tiennet compte des rythmes du travail moderne. Mais, tant que nous aurons à passer par la loi des Blancs et à nous justifier devant eux, cela ne marchera pas. Comment peut-on évaluer des mythes créateurs, des récits et des rites spirituels, l’appartenance sacrée à une terre et notre « aboriginalité », à coups d’analyses de sang, de signatures, de lois sur la propriété et de piquets et barbelés qui divisent et séparent ? ».